Sylvain Bouttet

Au plus près de l'humain…
bouttet

Fin février 2024. Il fait un peu plus doux sur Paimpol, l'hiver s'en va à reculons. Sylvain Bouttet a jeté un coup d'oeil sur le ciel de traîne, a mis un disque du compositeur classique et organiste Louis Vierne, et a accepté de répondre à mes questions. Tout est douceur autour de lui, dans sa maison chaleureuse, et pourtant tout est aussi colère, une colère sourde contre ce monde, si injuste et si inégalitaire. Enfin, c'est ainsi que je perçois Sylvain, entre deux éclats de rires. L'homme n'est pas triste, juste révolté. 

 

Ce désir d'images, Sylvain, il s'inscrit dès l'enfance ? 

Quand on évoque l'enfance à Pleurtuit, ou les années d'adolescence à Dinard, me revient tout de suite la figure paternelle, militant communiste de toujours, instituteur, et qui avait monté un club photo au sein de l'école. C'est lui qui m'initie à l'image, et un peu avant mes quinze ans, je suis véritablement passionné de photo. Les grands reporters, la couverture médiatique de la guerre du Vietnam, qui me marque durablement. Je regarde 5 colonnes à la Une, je lis tout sur le sujet. 

A la maison, on cultive notre cinéphilie devant le petit écran. Dans ces années-là, il y a des films de ciné-club tous les vendredis et dimanches soirs, et on ne les louperait pour rien au monde. Mon frère et moi avons un appétit insatiable pour le cinéma, et forcément pour le cinéma américain. 

 

Et tu vas passer à l'action, comme dans un bon polar du dimanche soir ? 

Me voilà à Paris, je continue avec ma première compagne à me passionner pour l'image, et je ne tarde pas à m'improviser reporter-photo. Je me dirige déjà vers des sujets qui touchent à la précarité, je réponds à des commandes de reportages photos pour l'Armée du Salut, pour Emmaus. Nous tentons d'en vivre, en toute humilité. Plus tard, nous réaliserons ensemble la série des Cafés bouillus. dans les bistrots de Centre-Bretagne. 

Ce qui va changer le cours des choses, vers 1988, c'est l'apparition des caméras vidéos 8. Peu de réglages, l'opportunité de raconter des histoires assez facilement. Je propose quelques sujets courts à Thalassa, je m'approche au plus près de ce monde du travail qui me fascine. La vidéo va chambouler ma vie. 

En 1990, après sept ans passés à Paris, je reviens en Bretagne et c'est Louis-Marie Davy, à France 3, qui va me mettre le pied à l'étrier. Il accepte mes sujets pour l'émission Littoral et je collabore au Magazine du cheval, moi qui n'y connais rien et qui ai la trouille de ces bestiaux : on me trouve un certain talent à filmer les humains. Puis ce sera mon premier 52', Un jour la rue, où je choisis de filmer les losers, les sans-domiciles, les cabossés de la vie. J'ai décidé depuis un moment déjà de filmer ceux qui sont du côté des perdants, ceux qui souffrent, mais aussi ceux qui les accompagnent, soignants, assistantes sociales, travailleurs de l'ombre. Je ne peux filmer que des gens avec qui je suis en empathie, c'est indéniable. 

 

Quand on arpente ta filmographie, on croise des SDF, une jeune femme handicapée dans « Planète Zanzan », Natacha une adolescente non-voyante, des enfants combattant la leucémie dans le poignant «Quand on est mort , c'est pour combien de dodos ? », le vieil Yves face à la cruelle maladie d'Alzheimer... A filmer toute cette douleur, tu ne souffres pas trop toi-même ? 

Non, la douleur, elle n'est pas réservée à mes films, je l'apprivoise aussi beaucoup dans ma vie. Je suis en perpétuelle révolte, je suis en colère, comme mon père et aussi ma mère l'ont été, chacun à leur façon. Ce foutu monde, ça m'empêche de vivre sereinement, alors je prend ma caméra. Je veux juste être à leurs côtés, et souvent le réel m'apporte des moments d'une telle intensité, d'une telle beauté même, que je ne regrette pas d'avoir choisi ces endroits difficiles. 

 

On dirait que depuis presque trente ans, tu t'acharnes à dire « le monde me regarde, je regarde le monde, autour de moi, pas très loin, et je veux partager ces émotions avec vous». 

Cela n'est pas faux. Je ne suis pas là pour remonter le moral à tous ces gens, mais pour les montrer tels que je les vois, tels qu'ils me touchent. Je ne crois pas que l'on puisse me ranger dans la catégorie des réalisateurs nombrilistes, j'aime les gens concernés par la marche du monde, et je veux leur rendre ce qu'ils me donnent. Est-ce que le fait que je souffre d'un handicap de la vue depuis ma naissance y est pour quelque chose ? Il m'a incité à regarder intensément, en tout cas, et j'ai beaucoup utilisé le grand angle en photographie, j'ai beaucoup regardé dans mon viseur. 

 

Et puis, sûrement, une forme de pudeur que tu ne renies pas ? 

Oui, j'aime tourner dans des cadres contraints, travailler en huis-clos, salles d'hôpitaux comme studios de répétition, bureaux d'assistantes sociales ou institutions. Au coude-à-coude, pour tout percevoir. Des endroits difficiles, où le bonheur ne claironne pas à tue-tête, et pourtant... Derrière mon viseur de caméra, parce que je capte tout, parce que je suis discret et patient, je vois comment le réel peut surgir et embellir la vie, tout simplement. Dans mon dernier film Retour à domicile, sur les unités d'hospitalisation à domicile, j'ai capté ainsi un moment magique, où un homme et son fils venaient, au second plan dans mon cadre, faire leurs derniers adieux à la malade. Ils sont repartis dans l'autre sens, sans m'avoir aperçu, repartis vers la vie au-dehors, et moi je continuais à filmer. Au premier plan, la fille de la dame mourante échangeait avec l'infirmière sur les soins. La vie fragile, la vie qui se débat. Ce sont des moments d'une intensité colossale, c'est pour cela que j'aime faire ce boulot. 

 

Et puis quand tu filmes quelqu'un, tu l'immortalises... 

Me revient en mémoire la belle figure de Georges Métanomski, rescapé du ghetto de Varsovie, que j'ai filmé à son domicile, dans sa dernière année, pour le film Nous n'irons plus à Varsovie tourné avec Gérard Alle. Son dos moulu d'ancien sportif, sa main qui tremble, le temps qu'il prend pour se raser, l'intensité de son regard bleu glacier. Sa fragilité, ses doutes, son talent aussi. 

Mais tant d'autres me hantent encore... 

 

Georges était musicien, et tu nourris une vraie passion pour la musique, à commencer par le classique, mais pas seulement. Tu m'as cité Nautilus, une formation de jazz brestoise ; je t'ai croisé au concert-hommage à Jacques Pellen ; tu as fait un beau portrait de Jacky Molard...

Oui, la musique est là, quand j'écris mes dossiers de films, des fois j'écoute instinctivement un morceau en boucle. Elle est au cœur de beaucoup de mes films, toujours de façon très intuitive. Avant de tourner les images, je sais déjà quelles musiques j'ai envie de semer au long du film. Elles s'imposent, je les entends. Quand à Jacky, c'est un grand musicien, que l'on continue à cataloguer en musique traditionnelle bretonne, alors que son talent l'emmène dans des sphères musicales bien plus complexes encore. Je voulais lui dire mon admiration. 

 

Tes films, ce serait un peu une façon de te battre pour un monde moins obscène ? 

Oui, et la frontière entre mes films et ma vie le reste du temps est poreuse. Je reste en colère devant tant d'injustices. Je te l'ai dit, mon père avant moi était déjà en pétard tout le temps. C'est ainsi, il ne faut pas s'en faire pour ma pomme. Rires.

J'ai en tête des interrogations de parents de jeunes malades, condamnés, qui s'inquiétaient : ça va, Sylvain, c'est pas trop dur pour toi ? Ma réponse, elle est dans mes films. Et mes films, ils existent aussi grâce à la complicité avec des producteurs qui y croient :  Aligal Production avec Jean-François Aumaître, Candela Productions avec Franck et Marie-Laurence Delaunay. Année après année. 

 

Le disque de Louis Vierne ne tournait plus depuis longtemps. J'avais fini l'entretien avec Sylvain. Rentrée chez moi, j'ai regardé de nouveau Retour à domicile, sur cette unité hospitalière de Paimpol, très réduite en personnel, mais grande en humanité et en compétences. Comme dans ses autres films, Sylvain a choisi intuitivement les morceaux de musique classique, qui accompagnent les moments denses en émotions. Il a évité soigneusement de nous accabler d'une voix-off, il s'est fait presque invisible avec sa caméra, et pourtant on le sent très présent... comme dans tant d'autres de ses films. Belles rencontres, belles personnes, que son regard embellit. 

J'aurais voulu l'appeler sur le champ, pour le remercier. J'entendais déjà son rire. 


 

Caroline Troin 


 

Filmographie

2020 : Retour à domicile - France 3 Bretagne / Candela - 52’ `

Le quotidien du plus petit service HAD de France, hospitalisation à domicile

 

2017 : La Bande à Binic - France 3 Bretagne / Aligal 2017- 52'   

Lena Paugam et ses amis du CNSAD en résidence un mois, entre créations artistiques et réflexion sur le monde,

 

2017 : Nous n'irons plus à Varsovie - Candela, co-réalisé avec Gérard Alle - 70'

Le destin incroyable de Georges, du ghetto de Varsovie à la Bretagne. Ses réflexions éclairantes sur ce que l'histoire recèle de plus sombre.

 

2016 : Fin de moi(s) - France 3 Ouest / Carrément à l'ouest - 52'

Le surendettement via les permanences de l'association Crésus, anxiogènes et porteuses d'espoir.

 

2014 : La fonte des neiges - France 3 Ouest / Aligal – 26' 

Evocation d'un quartier populaire dans le cœur du port du Havre.

 

2013 : Le vide dans la maison - France 3 Ouest / Candela - 52'

Un homme seul chez lui. Une vision frontale dans un centre Alzheimer. 

 

2012 : La marée était en vert - France 3 Ouest / Aligal - 52'

Les discussions à huis-clos à Lannion sur le projet de lutte contre les marées vertes demandé par l'Etat. La démocratie participative à l'épreuve. 

 

2011 : Le voyage de Jacky - France 3 Ouest / Aligal - 52'

Portrait d'un violoniste virtuose spécialiste de musique bretonne, s'ouvrant sur le monde et le jazz. 

 

2011 : Une saison verte - France 3 Ouest Littoral / Aligal - 26'

Un été d'essais de prototypes d'engins destinés au ramassage des algues vertes dans l'eau à Saint-Michel en Grève)

 

2009 : Une enfance en absence - France 3 case de l'oncle doc / France 3 Ouest / Candela - 52'

Le questionnement d'ados épileptiques au quotidien, entre insouciance et larmes. 

 

2009 : LOVE, autoproduction (bourse brouillon d'un rêve SCAM) - 50' 

Un homme seul dans sa cuisine, je le trouve attachant, pourtant il est inquiétant. 

 

2008 : En permanence - France 3 Ouest / France 3 case de l'oncle doc / Aligal - 52'

Le quotidien de travailleurs sociaux, sans fard. En compétition au Festival du Cinéma du Réel 2008 à Paris Centre Pompidou, à Douarnenez et prix spécial du jury au Festival "Traces de Vies" à Clermont-Ferrand 2008

 

2006 : Aux portes de l’Arsenal - France 3 Ouest / Bleu Iroise - 52’

Une errance à Brest avec d'anciens travailleurs des arsenaux. 

 

2005 : Un homme à la mer - France 3 Ouest / Aligal (nominé aux étoiles de la SCAM 2007)- 52’

Beau temps, la vie bascule ; passés très près de la noyade, ils racontent. 

 

2004 : Sacha et l’acteur - Arte / les Films d’Ici - 26’

Sacha Bourdo à Berlin-Est, avec un comédien norvégien qui y étudia le théâtre avant la chute du Mur. 

 

2004 : Ça tourne à la campagne - France 3 Ouest / Aligal - 52’

Des tournées en camionnette dans un monde rural à la lisière des villes. 

 

2003 : Quand on est mort, c’est pour combien de dodos ? - France 3 Ouest / Candela - 52’

Un couloir d'hôpital, des parents, des blouses blanches et des enfants leucémiques. 

 

2002 : Le regard de Natacha - France 3 Normandie / France 3 case de l'oncle doc / les Films d’Ici - 52’

Elle a seize ans, elle est énervée dans son HLM, elle rit, son père lui manque, elle est aveugle. 

 

2001 : Vies en chantier - France 3 Ouest / Aligal - 52’

L'incertitude vécue par les petites mains qui construisent les paquebots à St Nazaire. 

 

2001 : Planète zanzan - France 3 Ouest / France 3 case de l'oncle doc / Aligal 2001 - 52’ 

Un état des lieux du monde du handicap dans la roue de Hadda, qui croque la vie à toute vitesse. 

 

1999 : Un jour la rue - France 3 Ouest / Candela - 52’

Avec les laissés-pour-compte, ceux qui regardent les autres passer dans la rue. 

 

1999 : Au piano, Didier Squiban - France 3 Ouest / Aligal - 40’

Portrait d'un pianiste qu'on ne présente plus. 

 

1996 : Café bouillu - France 3 Ouest / Lazennec Bretagne - 3x26’ 

Un voyage dans les petits café-commerces du Centre-Bretagne. 

 

11x26’ pour “Littoral” France 3 Ouest

Portraits de gens, de lieux attachants, à l'écart des modes et du temps. 

10x12’ pour “Le magazine du cheval” France 3

Avec les petites gens du monde du cheval, plus "de trait" que "de course"... 

2x12’ pour “Faut Pas Rêver” France 3

Une petite bijouterie "d'élite" en Anjou... un café sur terre battue en Centre-Bretagne. 

4’ et 8’ en video 8 pour “Thalassa” France 3

Des pêcheurs-régatiers à Loguivy-de-la-mer, de jeunes marins-pêcheurs à la Turballe. 


 

Cadre seul

2007 : La tentation de Dunkerque - France 3 Case de l'oncle doc / France 3 Nord-Pas-de-Calais / réal. D.Rouyre 52'

2007 : Fous de foot - France 3 Ouest / réal. Patrice Gérard - 3x26'

2006 : L’été le Tour - France 3 case de l'oncle doc / France 3 Ouest / réal. Pierrick Guinard - 52’

Le grand prix du pneu - “Faut Pas Rêver” France 3 / réal. Jean-François Aumaître - 12’

La route du bout du monde” France 3 Ouest / réal. Bernadette Bourvon - 26'

Un dimanche à Ouessant” France 3 / réal. Brigitte Chevet - 26’

L’artichaut - France 5 / réal. Ariel Nathan - 26’

Avec mes quelques rides - France 3 case de l'oncle doc / réal. Brigitte Chevet - 52’

Un crayon dans la poche” France 3 Ouest / réal. Bernadette Bourvon - 10x4’


 

Photo

Reportages pour l’Armée du Salut, le Secours Catholique, la Fondation Abbé Pierre

Publications dans le Chasse-Marée, Thalassa, Voiles et Voiliers, Photoreporter, Réponses Photos, Caméra Vidéo, 

le Marin

Exposition “Terre-Neuvas” en Bretagne, au Havre, à Boulogne-sur-Mer et à Paris

Exposition “Café Bouillu” en Bretagne

Prix Kodak-la Guilde du Raid 1985 

Prix Photo de la Presse Sociale 1986 

Finaliste prix Ilford 1987