Robert Bozzi
Ce cinéaste-là n’est pas facile à attraper. Mais, avec un peu d’opiniâtreté, on se retrouve à bavarder avec lui, par-dessus l’Atlantique, puisque c’est de Las Vegas, Nevada, qu’il nous écrit. On se régale alors avec lui, à arpenter ses souvenirs, tendres et cruels, incisifs et touchants. À l’image du Bozzi des Gens des baraques, pugnace, tendu vers son but, discret, mordant, rare !
Merci à lui et à son producteur Jacques Bidou, compagnon de route. Une route sinueuse, fantaisiste, qui nous entraîne bien au large…
Lettre de Robert Bozzi, arrivée sur nos écrans en dix morceaux, au printemps 2014.
La révélation Charlot
Le premier film a été une révélation, Chaplin, L’Émigrant, et Charlot affamé qui avalait tout rond quand la gamelle qui valdinguait sur la table revenait devant lui… J’avais 5 ou 6 ans, c’était pour l’arbre de Noël de l’école communale, sur une colline niçoise partagée entre horticulteurs, maraîchers, producteurs de fruits et d’olives, caserne des gardes mobiles et le grand cimetière de l’ouest de la ville.
Le cinéma au lieu des cours d’histoire
Ah, en bas de la colline, il y avait les « studios de la Victorine ». Un beau jour, nous les avons visités avec l’école. Il y avait un village flamand du Moyen Âge, des décorateurs, des figurants, des chevaux, des électriciens… Ils préparaient le tournage qui allait avoir lieu le soir même (Till l’Espiègle) avec Gérard Philipe et Joris Ivens. Ces gens avaient le pouvoir de redonner vie à un passé lointain à tous les sens du terme, ce que les cours d’histoire changeaient en ennui.
Croiser Matisse
À cette époque, l’année scolaire avait les mêmes dates de début et de fin dans tout le pays, si bien qu’en juillet, il faisait tellement chaud dans les classes que nous restions dans la cour au nord, ou bien mon paternel (qui était le directeur de cette école à Nice) décidait que nous allions tous (élèves, instits et quelques parents d’élèves disponibles) aller à la plage ou bien visiter un truc en ville ou autour. Musée des Arts et Métiers, Musée océanographique de Monaco, Jardin exotique…
Un jour, nous nous sommes trouvés dans une des dernières expositions de Matisse (il a vécu à Nice jusqu’à sa mort). Seconde claque : hors des reproductions des peintres classiques dans le Larousse en trois volumes (David, Delacroix, Giotto, Vélasquez, Rubens, Goya…), je n’avais vu que l’accrochage à vendre, sous les arcades de la place Masséna les week-ends, des peintres à mi-temps de la région. Les Bohémiens, la Mère et l’enfant, le Clown, et les paysages : mer bleue/rochers rouges/ciel bleu, à l’huile, à l’aquarelle, au lavis, au pinceau ou au couteau, avec ou sans le cadre.
Et comme ça, sans prévenir, je me retrouve devant les derniers Matisse ! Des découpages de papier bleu, quelques traits pour un palmier vu de la fenêtre, devant la mer. C’était un vieil homme à barbe blanche, sévère, cravate et costume croisé, qui en était l’auteur. J’ai donc pris ça au sérieux et j’ai continué jusqu’à aujourd’hui.
Les années américaines
Bien après, j’ai vu beaucoup de films américains, dans le désordre comme ça venait, comédies, westerns, films noirs, comédies musicales, films de guerre, souvent sans seulement en connaître le titre, alors le metteur en scène, tu parles…
La raison de cette boulimie bordélique est qu’il y avait à Nice une salle qui ne passait que des films en anglais et une autre qui en passait beaucoup, parce qu’il y avait, OTAN oblige, la flotte US dans la rade de Villefranche. Entre les marins, les familles et les Anglais qui vivaient dans le coin, il y avait un public assuré. Pour moi, la chance a fait que la tante d’un copain habitait l’immeuble où le cinoche avait sa sortie de secours. Nous attendions que la salle soit plongée dans le noir et nous nous y glissions en douce. Il m’arrive encore parfois de me retrouver devant un film d’un grand auteur (sur Turner Classic Movies) que j’avais vu dans cette salle, sans en connaître le titre.
Pour les mêmes raisons, à Villefranche, une vieille rue partant du port était devenue un boulevard à matelots US, bordé de bars à entraîneuses. Ici les bistroquets montaient fort la musique des juke-box, les filles croisaient haut les jambes et les permissionnaires venaient s’arsouiller, se biturant grave en vitesse. C’est dans cette rue qu’il y a eu les premiers flippers, les premiers juke-box de toute la côte. Quand les marins étaient en mer, les bistrots étaient bien contents de prendre notre blé pour écouter les premiers rock’n’roll en faisant des parties de flipper.
Découvertes et découvertes
Les études auraient aussi bien pu s’arrêter au certificat d’études primaires. J’avais appris à lire (beaucoup, beaucoup), à écrire le français, appris le calcul mental et la physionomie du monde. Le lycée n’a rien apporté de plus, sinon le début de l’anglais. Sur la colline, j’étais fils du dirlo, il se trouvait toujours des yeux pour me reconnaître (et me dénoncer) quand je faisais avec les autres les mêmes bêtises que tous les gamins.
En fait, le lycée en ville m’a offert la liberté de l’anonyme. J’ai pu sécher les cours et découvrir la ville sans le contrôle d’adultes. C’est ce qui m’a fait découvrir le magasin de disques d’occasion de Ben, un trou dans le mur en fait, que tous ceux et celles qui s’intéressaient, de près ou de loin, à l’art en train de se faire fréquentaient. Il y avait plus de présentoirs sur le trottoir qu’à l’intérieur, où une mezzanine bourrée de bouquins et de revues d’art moderne (et de Playboy !) occupait l’essentiel de l’espace.
Je n’ai appris ni la chimie ni la physique ni les mathématiques mais fauvisme, cubisme, Dada, surréalisme, Picasso, Pollock, Duchamp, jusqu’à Yves Klein, Warhol, Cage, Nam June Paik, Rauschenberg, Christo et George Maciunas, le chairman de Fluxus. Le mouvement d’avant-garde le plus radical qui a fait descendre l’« Art » des murs à la rue. Je suis devenu un artiste Fluxus, je le suis resté, quand bien même je ne me suis plus manifesté sous cette casquette. En fait, les happenings étaient une étape importante mais je ne me voyais pas, à 20 ans, faire « carrière » toute ma vie sur une seule idée. Je n’imaginais d’ailleurs pas qu’ils pourraient me procurer l’argent nécessaire à la vie quotidienne.
Un orteil dans le cinéma
C’est à ce moment que j’ai fait mon premier stage sur un film et enchaîné assez vite les suivants. Sans en être conscient, j’avais mis un orteil dans l’industrie du cinéma (chez les privilégiés du long-métrage de fiction), sans y connaître plus qu’un ancien directeur de production pour Truffaut, qui fréquentait le bar du quartier tenu par la famille de deux copains. Dès le premier stage, j’étais payé, pour travailler et apprendre si je le voulais.
Les premières années, c’était fantastique : petit à petit, en avançant en grade, j’apprenais à faire marcher un superbe Meccano. Des corps de métier différents et variés, pour imaginer, dessiner, construire, peindre, aménager, éclairer, pomponner, habiter, filmer, enregistrer, financer, promouvoir, vendre… Là aussi, certains n’en sortent plus de toute leur vie, d’autant plus facilement que c’est confortablement payé. Moi, ça m’a gonflé, j’avais fait mon tour sans jamais travailler sur les films que j’allais voir, seulement sur ceux que je n’allais jamais voir. Orson Welles, Rossellini, Buñuel, Renoir, Fellini, Bresson, Lang, Huston, Resnais, Godard…
À nouveau, je suis allé voir ailleurs, du côté du « documentaire ». Marker, Rouch, Ivens… Perrault, Rogosin, Leacock, Maysles et tant d’autres qui étaient comme un continent assez fauché dont on parlait un peu, sans beaucoup réussir à voir leurs films. Ils utilisaient les outils « légers » que la technologie avait créés. Pour faire court : Éclair 16 Coutant, Perfectone et Nagra, pellicules sensibles, tables de montage Atlas… Ça commençait à ressembler au cinéma dont je rêvais, léger, rapide, sans régiment à traîner, comme un plasticien en somme.
Premier film
J’ai fait mon premier film avec de la pellicule dépareillée, récupérée sur les films de commande des uns et des autres, des potes à la caméra et au son, quand on m’en avait prêté les outils, sans fric bien sûr, vraiment sans un fifrelin. C’est Les Immigrés en France, monté par Jacques Bidou.
Après, j’ai arrêté. Courir cachetonner pour réaliser des films industriels, je n’étais pas doué, et faire mes propres films était hors de question : il fallait être capable de vendre quelque chose, ce n’est toujours pas mon cas. C’est Godard qui a dit un truc du genre : « On ne parle jamais de la place de l’argent dans tout ça… »
Je suis retourné travailler pour les autres, bien payé, plus de propositions que je pouvais en accepter. Faits divers changés en nouvelles à Contre-Enquête, la chaîne du Mont-Blanc pour une histoire de l’alpinisme, des fortifications de Vauban à la ligne Maginot, la musique romantique avec André Boucourechief, une histoire de l’orgue en Europe, quelques leçons de musique de différentes époques.
« Les Gens des baraques »
À cette vie, le temps passe agréablement : voyages, découvertes de gens, de lieux, de passions. Pourtant, même comme ça, à nouveau j’ai eu des fourmis dans les jambes. Jeune homme, j’avais choisi un moyen d’expression ; trente ans plus tard je me retrouvais avec un métier !
Jacques Bidou est reparu à ce moment-là. Vingt ans sans se voir, chacun traçant sa route. J’avais toujours dit que je referais ce premier film dont j’étais resté insatisfait. Claude Thiébaut en avait retrouvé une copie et me l’avait offerte (je n’en avais jamais eu, à l’époque – hors de prix).
Jacques et moi avons regardé le film, que nous n’avions plus vu depuis vingt-trois ans. Fruste, sommaire, à l’arrache, mais on s’est pris les images dans la gueule. Je lui ai dit que le moment était venu pour moi de le refaire, seul en tournage avec une de ces petites caméras Sony Hi8, améliorée pour en faire un véritable outil, avec l’aide de mon pote Cengiz Tacer, et un système sonore bricolé sur mesure par Vincent Blanchet. Immédiatement, Jacques m’a offert de le produire.
Encore deux ans et nous présentions Les Gens des baraques dans sa copie 35 mm.
Pas simple, et pourtant…
Malgré le succès modeste et la reconnaissance étonnante de ce film, j’ai dû attendre quatre ans pour faire le suivant. Je me suis retrouvé fauché comme un jeune homme, constatant qu’il est toujours difficile de disposer de l’argent pour travailler et qu’un film remarqué n’aide pas automatiquement au financement du suivant. Pour éviter d’exploser en vol pendant ces attentes interminables entre deux films, j’ai écrit, dessiné, photographié, toutes activités qui ne demandent pas d’avoir un producteur qui doit trouver un financement, convaincre des diffuseurs et des institutions.
Une chose manque, importante pour moi. J’ai proposé à Chris Marker de faire un film collectif contre la guerre du Vietnam. Un an plus tard, Loin du Vietnam était terminé, avec Varda, Ivens, Resnais, Godard, Klein, Lelouch… Maintenant que Chris est mort, je crois qu’il n’y a plus que Ragnar qui s’en souvienne, pour avoir vécu l’aventure. Il a assuré une partie du montage.
Le temps distordu
C’est le retour, dans le temps, de mêmes lieux fréquentés, de sujets qui reparaissent avec un nouvel éclairage. Bien sûr, il y a Les Immigrés en France qui met vingt-trois, vingt-quatre ans pour devenir Les Gens des baraques, Bidou qui met vingt ans pour revenir, changé en grand producteur, Ben passeur devenu artiste à succès. Le temps… La rue de May à Villefranche-sur-Mer, avec les juke-box et les flippers des fifties, vingt ans après, Robert Filliou et George Brecht, deux artistes Fluxus, y ouvraient leur atelier-galerie (La Cédille qui sourit) dédié à l’avant-garde. Le seul lieu de ce genre en France où l’on pouvait trouver des travaux de tous les artistes Fluxus du monde (dont le leur).
Bon, ce long bavardage tire à sa fin. À ma place, Samuel Beckett aurait été considérablement plus court, lui qui a répondu un jour, à l’enquête d’un magazine féminin demandant à des écrivains pourquoi ils écrivaient : « Bonkaça » (mais je ne suis pas Beckett).
- Robert Bozzi – Mars 2014
FILMOGRAPHIE
- 1970 Les Immigrés en France
produit par DYNADIA - 1995 Les Gens des Baraques
produit par Jacques Bidou/JBA Production - 1999 My American Family
produit par Jacques Bidou/JBA Production - 2002 Taxi Parisien
produit par Jacques Bidou/JBA Production - 2005 God, Dollar, Flag and Dog
produit par Jacques Bidou/JBA Production - 2009 Heureux qui connut Nice
produit par Jacques Bidou/JBA Production