Frédéric Tonolli

De l'Arménie aux Tchouktches

Frédéric Tonolli fait partie d’une famille de réalisateurs que l’on affectionne particulièrement au Festival de cinéma de Douarnenez. Famille des têtus, pugnaces, rebelles et tendres à la fois. Capables de camper des jours devant un bureau de diffuseur, de passer quatorze mois sur la banquise, ou de commencer à filmer la guerre du Karabagh, entre Arménie et Azerbaïdjan, tapi dans un fossé plein de boue et de feuilles mortes.
Pour affirmer des années plus tard, avec cette provocation qui le caractérise : « C’est là qu’on est le mieux finalement, dans ce fossé ! »

À 14 ans, Frédéric hésite entre devenir clown ou photographe. Il a monté son labo photo et tient tête à son père, ouvrier, qui rêve d’autres choses pour son gamin. À la maison, on parle et on mange arménien, mais hors du foyer, il faut s’intégrer à tout prix. Arrivé en section photo dans une école spécialisée, Frédéric s’avise que les filles inscrites en section vidéo sont plus jolies, et pressent que la liberté est sans doute du côté de ces images animées. Va pour le cinéma !

Dans ces années-là, sorti de l’école, on file s’inscrire au planning de France 3, à la Maison de la radio. Pas de boulot en ce moment, lui dit-on. Mais il fait le pied de grue toute la journée dans un couloir, devant le bureau d’un producteur, et décroche un premier job. « Ça sera comme ça tout le temps, ne jamais renoncer, ne jamais décrocher. J’ai fait d’autres couloirs, subi d’autres refus, tourné en rond comme un ours en cage pendant des heures. Ne pas céder. »

Mais les digues familiales, qui mènent en Arménie, vont s’imposer quand survient le tremblement de terre de 1988. Tonolli a alors un bon contrat de cadreur, couvre tous les événements tennis de l’époque, et décide en plein Roland-Garros de tout plaquer pour aller faire des images documentaires en Arménie. « Ça marche pas, le docu », lui prédit-on. Qu’à cela ne tienne, il achète une caméra Beta, et part filmer.
« Sans savoir vraiment, juste l’intuition, j’suis pas bien fier. »
Alors qu’il visionne dans un couloir de producteur – encore un couloir ! – ses propres images rapportées d’Arménie, ledit producteur, qui a vu ces images par-dessus son épaule, l’engage sur-le-champ : « Tu fais quoi demain ? Je te propose un tournage en Pologne pour la 5. »

« Tu fais quoi demain ? » est une question qui revient souvent dans le récit de Tonolli.
Les virages se prennent à grande allure, mais les engagements durent longtemps, sûrement pour faire la nique à cette télévision qui, elle, ne sait pas prendre le temps. La parenthèse arménienne est loin d’être refermée, il y a tourné une dizaine de fois – le très beau Sang des montagnes de 1994 vient de là –, et compte bien y retourner.

Et puis il y a l’aventure des Tchouktches, qui s’inscrit aussi dans la durée. D’abord Les Neuf lunes de Béring, tourné de 2002 à 2003 lors d’un premier séjour de neuf mois à Ouelen, dans la Tchoukotka, à l’extrême ouest de la Sibérie. Après l’effondrement du bloc communiste, la Tchoukotka est bien loin de l’argent de Moscou. Les sovkhozes sont en faillite et les Tchouktches retrouvent leurs gestes ancestraux, pêche au morse, chasse, vie sous la yourte, la yaranga. Frédéric partage leur quotidien, les peines et les joies, les rites chamaniques. Il a refusé tout accompagnement occidental : ni téléphone cellulaire, ni réalisateur à ses côtés. Bien sûr, il montera lui-même ses images.

Suivra un autre séjour, de quatorze mois cette fois, isolé dans ce même village du bout de la Sibérie, qu’il a mis dix-sept jours à atteindre. On ne peut pas aller plus loin.

Il faut entendre Tonolli raconter son retour à la civilisation !
« Évidemment, en quatorze mois, ça avait changé à la TV, c’est comme au foot ! Je me retrouve à montrer mon film à une diffuseuse, sur un écran carré alors que j’ai tourné en 16/9, tenant le câble de son à la main pour que ça marche, et j’entends cette femme me dire : “Vous avez acheté ce phoque ou quoi, il a l’air mort !”, ou encore : “Ce n’est pas une véritable danse chamanique que vous avez filmée. J’en sais quelque chose, je suis diplômée en ethnologie…” »

Tonolli poursuit : « Le film Les Enfants de la baleine ne sera jamais programmé. C’est un échec que je ressasse, jusqu’à ce que Pernoud me propose de repartir pour Thalassa. Ce sera cette fois La Mort d’un peuple, en 2009. Un titre que je n’aime pas ; j’avais proposé Les Larmes de la baleine. Qui sommes-nous pour décréter qu’un peuple est mort ?
En tout, bout à bout, j’aurai passé trois ans et demi avec ces gens. Je les garde au chaud dans un coin de ma tête. J’aimerais retourner filmer ces enfants devenus des parents. Aller pêcher deux ou trois saumons avec eux. »

Quand on demande à Tonolli de nous indiquer un livre qu’il aime, il s’esclaffe.
« Impossible à dire, je lis quatre ou cinq bouquins par semaine, c’est vital. Tout le temps. Pour le séjour de quatorze mois, je suis parti avec 123 livres, pour tenir le coup. Je lis tout, depuis le Jack London de mon enfance… »
Alors nous n’indiquerons que le très beau livre Les Enfants de la baleine, textes et dessins de Tonolli, concocté au creux d’un hiver passé chez ses amis Tchouktches d’Ouelen, détroit de Béring, le premier endroit où le soleil se lève, avant de se montrer au reste du monde…

Les Enfants de la baleine, Éditions de La Martinière

Filmographie

  • 2021  Poutine, le retour de l'ours dans la danse / ARTE 54'
  • 2021  Nicholas Winton, "Si ce n'est pas impossible"
  • 2020  Pris au piège, le Bataclan
  • 2019 1945, la République des enfants perdus - 52'
  • 2018 Guyane : les jardiniers de l'exil - 25'
  • 2017 Le Faussaire de Vermeer - 52'
  • 2014 André Mare, carnets de guerre d’un caméléon, avec Laurence Graffin
  • 2014 Normandie Niemen
  • 2014 Belfast, mon amour
  • 2014 André Mare, carnets de guerre d'un caméléon
  • 2013 Berlin, mon amour
  • 2013 Syrie, les enfants de la liberté
  • 2013 Bagdad, mon amour
  • 2013 Syrie, les enfants de la liberté, 52'.
  • 2012 Bagdad taxi, 52'
  • 2011 Sarajevo mon amour, 52'
  • 2011 Le Secret des sept sœurs, 52'
    4 épisodes
  • 2009 La Mort d'un peuple, sur les Tchouktches - Mano a Mano 115'
  • 2007 Les enfants de la baleine - sur les Tchouktches
  • 2006 Peuples de l'eau
  • 2005 La poudrière du Caucase, mes petits papiers d'Arménie - Mano a Mano
  • 2003 Les 9 lunes de Behring - Patrick Boitet - Point du Jour 52'
  • 2001 Ch'Toyota, 26'
    4 épisodes
  • 2000 Micki and the Dark Wind, 52'
  • 1995 Arménie : le sang des montagnes, 52'
  • 1995 Les Seigneurs de Behring, 52'
  • 1994 Éthiopie : les Rastas de Shashamene,  Point du Jour international 12' -
  • 1994 Éthiopie : l'Omo, la vallée du matin du monde, Point du Jour international15'
  • 1991 Berlin l'excentrique, 12' minutes

Crédits photographiques : Lucas Faugère