Peuple

Peuples du Caucase

Le Caucase est une région frontière entre l'Europe et l'Asie. Il est constitué d’une chaîne de montagnes qui s’étend de la mer Caspienne à l'est, jusqu’à la mer Noire, à l'ouest, avec le sommet d’Elbrus qui s’élève à 5642 mètres.
Tout au long de son histoire, le Caucase a vu se différencier, voire se séparer, les tribus nomades du nord du haut plateau, des populations sédentaires du sud, là où l'agriculture a conduit au développement des premières civilisations urbaines.

Peuples du Caucase, une instabilité chronique

Une région historiquement fractionnée

Les régions situées au sud ont été divisées entre deux empires, et ce à maintes reprises : entre Perses et Grecs, entre Romains et Parthes, entre Sassanides et Byzantins, entre Ottomans et Safavides. Au début du 19e siècle, ce modèle se rompt, avec l'apparition d'une nouvelle puissance du nord, la Russie tsariste. Ses armées conquièrent le nord du Caucase et plus tard contestent la dynastie Qajar et sa domination de la Transcaucasie. Plus tard, les Russes défient les Ottomans dans une série de guerres, annexant même la ville d’Erzurum,  en ancienne Arménie occidentale, en 1878.

Episodes meurtriers et redistribution des cartes

 La Première Guerre mondiale apporte un changement majeur dans le Caucase : le génocide des Arméniens perpétré par les Turcs ottomans en 1915. Avec deux tiers des Arméniens ottomans tués, la composition démographique de la région a fondamentalement changé. En 1917, la révolution de février renverse la dynastie des Romanov, menant à la courte indépendance de trois républiques de Transcaucasie: l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie. En 1921, l’Armée Rouge réinstalle la domination de Moscou sur la région.
De façon étonnante, les Soviétiques ont divisé les territoires de façon administrative, sur la base des identités nationales, instaurant par conséquent une hiérarchie des nations, brouillant les cartes, et opposant les minorités entre elles.

Un redécoupage forcément conflictuel

 Alors que l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie sont devenues républiques soviétiques, l'Abkhazie a reçu le statut de "république autonome" au sein de la Géorgie et l'Ossétie du Sud celui de "région autonome" également au sein de la Géorgie.
Nakhitchevan, qui avait une population mixte azérie et arménienne dans les années 1920, est devenue une république autonome dans le cadre de l'Azerbaïdjan. En revanche, le Haut-Karabakh, à la population majoritairement arménienne, a été placé en Azerbaïdjan avec le statut de «région autonome».
Dans le Caucase du Nord, un certain nombre de régions autonomes sont créées au sein de l’URSS, y compris la république tchétchène-ingouche. Ces arrangements sont à l’origine des futurs conflits. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Staline déporte un grand nombre de nations qu’il accuse de « collaboration » avec les envahisseurs nazis. Parmi elles,  les Tchétchènes et Ingouches du Caucase du Nord, et les Meskhets de la Géorgie, massivement déplacés vers la Sibérie et l'Asie centrale.

Sursauts et instabilité

Les réformes de Gorbatchev encouragent les citoyens soviétiques à s’exprimer et les premiers à répondre à cette aspiration sont les Arméniens, exigeant en Février 1988, l'unification du Karabakh - une région autonome au sein de l'Azerbaïdjan – avec son voisin l'Arménie soviétique.
Cette demande suscite immédiatement une grande violence, avec des pogroms anti-arméniens à Soumgaït, une ville située près de Bakou. Bientôt, les conflits ethno-territoriaux se multiplient au Caucase : en Ossétie du Sud, Abkhazie, Ossétie du Nord, et enfin en Tchétchénie. Les conflits s’intensifient après l'effondrement de l'URSS en 1991.
Le Caucase est devenu, avec les Balkans, la zone majeure de tensions, résultant toutes de la désintégration du Pacte de Varsovie de 1955, qui unissait URSS et Europe de l’Est.
Les conflits violents dans le Caucase résultent de la combinaison de trois faits majeurs :
- l'effondrement d'un empire multinational, incarné par l'Union soviétique
- l'effondrement d'un système idéologique, qui voit la fin de l'économie de planification et du socialisme soviétique
- enfin, l’émergence du nationalisme pour définir les nouvelles frontières et la construction de nouvelles communautés politiques.

Succession de conflits

Les différents territoires ont connu cinq conflits violents dans le Caucase : le Karabakh, l'Ossétie du Sud, l’Abkhazie, le conflit Ossète-Ingouche, et la guerre en Tchétchénie.
Les dirigeants des nouveaux États indépendants ont essayé de supprimer les forces centrifuges, mais ils ont fortement échoué. Les Arméniens du Karabakh, avec le soutien de l'Arménie, ont non seulement pris le contrôle d'une grande partie du Haut-Karabakh, mais aussi de sept provinces azéries. La Géorgie a perdu la guerre en Abkhazie; même la Russie a perdu la première guerre en Tchétchénie (1994-96). Les conflits se sont terminés par des arrangements fragiles de cessez-le-feu, mais sans accords politiques définitifs.

Le pétrole, ou comment mettre le feu aux poudres

La signature d'un contrat pétrolier majeur entre l'Azerbaïdjan et un consortium occidental dirigé par le British Petroleum (BP) en 1994, quatre mois après le cessez-le-feu du Karabakh, a conduit à un intérêt géopolitique accru dans le Caucase. Le principal défi était de savoir qui allait contrôler les chemins d'exportation du pétrole de la Caspienne. Finalement, c’est le choix de l'Ouest qui l’a emporté, avec la construction de l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui évite le territoire russe, et à un terminal méditerranéen en Turquie.
L’énorme revenu pétrolier a stabilisé l'Azerbaïdjan, mais a également conduit à l'émergence de la première dynastie post-soviétique, quand Ilham Aliev a succédé à son père, à la mort de celui-ci en 2003. Les pétrodollars ont depuis fait de l’Azerbaïdjan l'un des états les plus corrompus dans le monde.

Poutine, ou la main de fer

Cette même année 2003,  la Géorgie a connu une révolution non violente réussie, dite révolution de velours,  qui a vu l'énergique Mikhaïl Saakachvili renverser le régime affaibli d'Edouard Chevardnadzé.
Avec Vladimir Poutine au pouvoir au Kremlin, la deuxième guerre en Tchétchénie n’a pas tardé (1999-2004). A l’issue d’un conflit extrêmement brutal et destructeur, la résistance tchétchène a été brisée. Mais le prix à payer fut également l'installation d'un régime policier répressif sous la poigne de fer de l'ancien mufti (chef religieux sunnite) de la Tchétchénie Ahmed Kadyrov. Après son assassinat, c’est son fils Ramzan qui lui succède. La stabilité en Tchétchénie dépend en grande partie de la relation personnelle entre Poutine et le jeune Kadyrov; survivra-t-elle à cette relation?
En Août 2008, alors qu’une bonne partie du monde profite des vacances d'été, ou regarde l'ouverture des Jeux Olympiques de Pékin, une attaque soudaine des forces géorgiennes en Ossétie du Sud ainsi que la contre-attaque de l’armée russe a montré que les conflits ne peuvent pas rester « gelés » pendant longtemps.
Cette attaque a également révélé le nouvel équilibre des forces : la Russie sous Poutine n'accepte plus de perdre de l'influence, et est prête à défendre ses positions par la force, si nécessaire. Pourtant, son influence reste limitée ; les chars russes se sont arrêtés à une distance d'une heure de la capitale géorgienne, et ils n'ont pas osé aller plus loin.
Alors que la production de pétrole de la Caspienne a commencé à diminuer, et que les prix du pétrole ont chuté dramatiquement depuis 2014, l'Azerbaïdjan est entré dans une période d'incertitude.
Un quart de siècle après l'effondrement de l'Union soviétique, dans le Caucase, au mieux, il est possible de «gérer» les conflits, mais la véritable paix semble encore loin.

Texte rédigé en collaboration avec Vicken Cheterian, journaliste et chercheur diplômé de l'IUHEI en Histoire et Politique Internationale.

Les langues du Caucase

La singularité du Caucase : son incroyable richesse linguistique !

Au début de notre ère, le géographe Strabon dit qu’en la ville de Dioscurias (aujourd’hui Soukhoumi en Abkhazie), conflueraient soixante-dix peuplades, toutes caucasiennes, qui parlent toutes des langues différentes – il ajoute même qu’il y en aurait trois cents « selon certains auteurs pour qui la vérité n’a aucune importance » !
Et presque mille ans plus tard, quand les Arabes découvrent le Caucase de l’est, ils sont tellement surpris de cette richesse, qu’ils nomment le Caucase « la Montagne des langues ».
Aujourd’hui encore, une bonne partie de ces langues est toujours présente ; leur nombre important sur un petit espace géographique a donné naissance à l’expression : « un Caucase linguistique », quand on veut parler d’un endroit où l’on parle beaucoup de langues.
L’explication de ce fait n’est pas évidente. On peut risquer la suivante : la montagne est naturellement un conservatoire ; ont dû s’y réfugier, il y a au moins cinq mille ans, des populations venues d’ailleurs – poussées par là par l’expansion indo-européenne ; les vallées profondes, isolées les unes des autres une grande partie de l’année, ont favorisé la survie de langues diverses.

 Langues caucasiennes et langues caucasiques

Pour la clarté, on distingue, depuis Georges Dumézil, les langues caucasiennes et les langues caucasiques : les langues caucasiennes sont des langues parlées sur l’aire géographique du Caucase, mais appartenant à des familles linguistiques connues : famille indo-européenne, tels l’arménien, l’ossète et le russe ; famille altaïque comprenant l’azéri, le balkar (branche turque), lkal, ouk (branche mongole).
Les langues caucasiques ne peuvent actuellement être génétiquement rattachées à aucune famille connue.
On les divise en trois groupes : le groupe du sud, dans lequel le géorgien, écrit depuis le cinquième siècle au moins, est le plus parlé ; les langues du Caucase du nord-ouest – le groupe des langues tcherkesses, avec l’abkhaze et l’abaze ; les langues du Caucase du nord-est, les plus nombreuses, une quarantaine de langues dont les plus parlées sont le tchétchène, l’avar, le lezgui et le darguine. L’albanien du Caucase, dont la langue résiduelle est l’oudine, n’est plus parlé que par quelque six mille locuteurs, mais il a eu jadis une écriture, dont l’usage a cessé vers l’an mille. Ces trois groupes ne semblent pas être génétiquement parents.

Quelques précisions amusantes

 - Le groupe du sud est celui qui a le moins de consonnes : 32 seulement en géorgien, qui « compense » en ayant la possibilité de grouper jusqu’à six consonnes consécutives sans voyelles : on connaît plusieurs centaines de groupes de cinq ou six consonnes consécutives. (...)
- Le groupe du nord-ouest est celui qui a le plus de consonnes, l’oubykh en comptait 82, pour deux voyelles ; la déclinaison est réduite : quatre cas au maximum. Comme en géorgien, le verbe comporte des infixes pronominaux – dont l’ordre indique la fonction dans la phrase – et des infixes de « direction ».
- Le groupe du nord-est a lui aussi un riche consonantisme, 45 consonnes en albanien, un système développé de cas locaux qui peuvent se combiner : en batsbi, vingt-quatre cas, trente temps. Il n’y a pas de genre grammatical, dans aucune langue caucasique.
Il est important, dans ces langues, d’indiquer si l’auteur d’une action contrôle l’action, ou non. Les analyses philosophiques du réel qui sous-tendent l’expression grammaticale sont passionnantes, mais il faut bien reconnaître que ces langues ne sont pas d’un abord facile...

Quelle communication pour ces peuples ?

Devant une telle situation, on se pose inévitablement la question : comment ces personnes peuvent-elles communiquer ? Il faut remarquer que l’économie pastorale a favorisé l’apprentissage pratique de plusieurs langues, même par les simples bergers, qui devaient transhumer vers les pâturages saisonniers. La langue liturgique : albanien, arménien, géorgien, réalisait une certaine unité.
On voit bien, à travers l’histoire, que les élites connaissaient de nombreuses langues, à commencer par celles des puissants voisins : le grec, l’iranien, l’arabe, puis le turc, le russe. Le russe, après la conquête du Caucase (officiellement, 1864), et jusqu’à la fin de l’époque soviétique, va devenir langue de communication pour les Caucasiens. Il l’est encore dans les cercles scientifiques, même si l’ « américain » tend à le supplanter. Le russe demeure langue administrative du Caucase du nord, resté, bon gré mal gré, dans la Communauté des états indépendants. L’arménien et le géorgien, au sud, sont langues officielles des républiques d’Arménie et de Géorgie.

D'après une contribution de Bernard Outtier, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des langues et littératures du proche-Orient.

 

Et côté cinéma ?

Le fascinant cinéma du Caucase est à l’image de l’histoire et des identités de ces sociétés entre Europe et Orient. Principal facteur d’unité : les cinémas du Caucase ont d’abord été des cinémas soviétiques, les studios étant mis en place là ou s’élaboraient aussi les « républiques nationales »  soviétiques.
Le premier film de fiction, Namous, de l’arménien Bek-Nazarian, en 1925, est une co-production de studios géorgiens et arméniens.
Ce dernier tourne ensuite l’un des premiers films azerbaïdjanais, en 1928, La maison du volcan, sur le prolétariat multi-ethnique de Bakou. Sur le même thème,  le géorgien Nikolaï Chenguélaïa tourne les 26 commissaires, en 1932, après avoir signé Elisso en 1928, sur la russification de la Tchétchénie.
Les cinéastes « nationaux » circulent donc bien. Leurs films mélangent propos révolutionnaires, images expressionnistes et techniques de montage expérimentales, et sont souvent à l’avant-garde du cinéma soviétique.
Staline va malheureusement affaiblir  ce cinéma, en imposant à partir de 1936 des films « nationaux », bien plus monochromes.
Après-guerre, le cinéma devient le référent identitaire de chaque «  peuple » soviétique.
À la fin des années 50, on voit apparaître une production plus audacieuse, voire critique,  sans souci de réussite commerciale. De grands talents émergent. En Géorgie, Otar Iosseliani , Tenguiz Abouladzé, Mikhaïl Kobakhidzé. En Arménie, Artavazd Péléchian développe un genre unique, pour une « narration documentaire », via un montage révolutionnaire. Les saisons, en 1972, reste un chef-d’œuvre inégalé.
Sergueï Paradjnov, Arménien de Tbilissi, s’est fait le chantre d’un cinéma transcaucasien, orientalisant, sur des sujets arméniens (Sayat Nova, couleur de la grenade, en 1968), géorgiens (La légende de la forteresse de Sourami, en 1984) et azéris (Achik Kérib, en 1988). En 1973, il est interné 4 ans dans un goulag, puis libéré après la mobilisation d’artistes internationaux, révélant les paradoxes du cinéma soviétique.
Une nouvelle génération de cinéastes arméniens voit le jour à la fin des années 1980, à la faveur de la glasnost de Gorbatchev.
Il faudra attendre dix ans dans les trois pays transcaucasiens pour qu’une maigre production se relève du tumulte des guerres et désastres économiques.
Les nouveaux talents, en exil, ont pour nom Bablouani, père et fils ;  Dido Tsintsadzé en Allemagne  ; Nino Kirtadzé, qui s’est fixée en France, à l’instar de Sege Avédikian ou encore Atom Egoyan au Canada...
La question reste ouverte : les cinémas du Caucase, entre mémoire d’une effervescence artistique trop tôt retombée et ouverture sur le monde, trouveront-ils le moyen de marquer à nouveau des pages inédites du 7ème art ?

D’après une contribution de Nicolas Landru, journaliste, politologue et cinéphile.

Crédits photographiques: Julie Caty.